De leur création au début des années 2000 jusqu’au 7 octobre 2023, les Houthis sont longtemps restés méconnus du public occidental et même oriental. Mais en prenant pour cible le trafic maritime mondial transitant en mer Rouge, et en tirant des missiles sur Israël, le mouvement a acquis une plus grande notoriété. Aujourd’hui, le groupe est souvent portraitisé comme le seul défenseur “Étatique” actif de la cause palestinienne. On l’associe souvent à tort à l’État yéménite ou au Yémen, sans comprendre réellement qui sont les Houthis et d’où viennent-ils ?
Par Quentin Müller
Pour ce faire, il faut remonter aux années 90. Le Yémen du nord vient d’absorber le Yémen du sud socialiste, exsangue économiquement après la chute de l’URSS. Unifié pour la première fois de son histoire, le Yémen connaît une émulation politique. Plusieurs partis se forment et une diversité politico-religieuse nait. Le parti al-Islah (la réforme) regroupe ainsi des hommes d’affaires libéraux, des chefs de tribus conservateurs, et surtout des adeptes de la doctrine des Frères musulmans. Il y a aussi le parti zaydite Hizb al-Haqq (parti de la vérité) fondé par le proéminent mufti Majd al-Deen al-Moedi, Mohammed Azzan, Abdul Kareem Jabdan ainsi que Badr al-Deen al-Houthi ainsi que son fils… Hussein Badr al-Deen al-Houthi. Ce dernier est notamment élu jeune député au sein du parlement yéménite.
Depuis 1962 et la révolution ayant mis fin à une théocratie imamite zaydite obscurantiste ayant duré (avec quelques coupures) en tout et pour tout onze siècles, l’élite religieuse de cette branche du chiisme a fait voeu de renoncer au pouvoir politique exclusif et de respecter les contours de la République.
Revenir dans l’arène politique et parlementaire est donc une étape importante pour les Zaydites. Certains fondateurs du Hizb al-Haqq sont persuadés que l’identité zaydite du pays est en péril. Cette foi, associée à un fort marqueur culturel et social, est majoritaire chez les Yéménites du nord. Pourtant, certains ressentent qu’elle est mise en péril par la création de pôles théologiques salafistes, notamment dans la région de Sa’ada. L’Arabie saoudite est derrière la création de ces centres brassant des étudiants venus du monde entier pour apprendre cet islam rigoriste sunnite.
Les Frères musulmans ont également pris une place importante dans la société yéménite. Dans le nord zaydite, ils progressent à grands pas et s’infiltrent dans la société. Le président Ali Abdallah Saleh du parti du Congrès général du peuple (CGP) instrumentalise avec allégresse les Frères musulmans dans le but de constituer une coalition pour vaincre le Parti socialiste yéménite (PSY) ayant tout juste rejoint l’arène politique après l’unification de 1990. Le PSY représente tout le sud du Yémen et pèse alors électoralement.
Exil au Soudan
Saleh et al-Islah affaibliront le PSY via une alliance politique fortuite et une vague d’assassinats diligentées contre des figures politiques et intellectuelles socialistes. En 1994, persuadés d’être floués politiquement et économiquement, des anciens dirigeants du Yémen du sud socialiste décident de revenir à l’indépendance d’avant 1990. Ali Abdallah Saleh va alors lancer une guerre contre ces séparatistes, appuyée par des forces politiques très conservatrices, dont al-Islah, ou des salafistes.
Au parlement, le jeune député Hussein Badr al-Deen al-Houthi né en 1960 et son parti Hizb al-Haqq fustigent cette guerre. En 1997, déçu par les institutions dites démocratiques de son pays, Hussein décide de ne pas se représenter aux législatives pour la circonscription de Sa’ada. Il est envoyé au Soudan par l'Université de Sana’a pour réaliser un DEA en sciences religieuses. Son mémoire porte sur un imam zaydite originaire de la Caspienne ayant régné sur le Yémen au XIe siècle.
En 1999, lors de son retour au pays, quelque chose a changé chez Hussein Badr al-Deen al-Houthi. Une réthorique populiste et anti-impérialiste imprègne sa pensée. Deux ans plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 frappent les États-Unis. La lutte du bloc occidental et étasunien contre le terrorisme secoue l'Orient. Les islamistes sunnites deviennent des cibles en Afghanistan, en Irak et au Yémen.
Bien que qualifiant les wahhabites “d’ennemis détestables”, et de “terroristes aux croyances nulles et non avenues”, Hussein Al-Houthi appelle ses partisans à ne pas cautionner la politique américaine qu'il considère impérialiste et oppressive.
Hussein al-Houthi qualifie les sunnites de “sunniya”, un terme péjoratif, indiquant que ces musulmans sont en fait “loin de la vraie tradition prophétique”. Il vise principalement les salafistes du nord, toujours plus nombreux. L’homme minimise aussi les exploits d'Oussama Ben Laden contre l'occident et dénonce les alliances entre branches sunnites et présidents arabes alliés de l'Occident.
Un trublion contre l’ordre établi
Concernant sa propre paroisse, le zaydisme, Hussein al-Houthi dénonce les trop grands efforts théologiques et intellectuels des religieux, mettant en exergue l'inutilité des productions des principes de jurisprudence, responsable selon lui de la décadence zaydite. Ce dernier explique que de nombreux théologiens yéménites zaydites passent leur vie à produire des ouvrages et des thèses sur leur propre religion. Et qu’une trop grande littérature théologique serait responsable d’une grande confusion chez les musulmans.
“Ne croyez pas que le savoir consiste à lire et écrire des piles d'ouvrages sur l'exégèse, la jurisprudence et d'autres sciences. Celles-ci peuvent vous mener à l'ignorance et à l'égarement, c'est inutile”, répète-t-il lors de conférences.
Hussein al-Houthi se moque par ailleurs de ses pairs qu'il dit le nez dans les livres, ayant perdu le réel message du Coran : la lutte, restant ainsi silencieux face à la coopération du président yéménite Ali Abdallah Saleh avec le gouvernement américain dans sa guerre contre al-Qaïda.
“Des dizaines d'Oulémas des ahl al-Bayt au Yémen ne bougent pas d'un pouce (...) ils sont passifs. Alors qu'ils voient des navires de guerre allemands, américains, français, britanniques et israéliens se balader dans les eaux des pays islamiques, ils lisent et espèrent chercher un échappatoire au devoir et à l'obligation divine et coranique [d'appeler au combat]”, fustige-t-il publiquement.
Hussein Badreddine al-Houthi cite par ailleurs avec passion et abondamment l'imam Khomeiny, ne faisant pas référence au chiisme duodécimain, différent du zaydisme, mais plutôt à son combat contre les États-Unis, Israël et leurs impérialismes.
Ainsi, nait une pensée zaydite populiste, consciente des problématiques contemporaines géopolitiques en Orient, plus acerbe, plus revendicatrice. Elle séduit un petit nombre de jeunes zaydites.
Une pensée subversive très critiquée
Mais elle est très vite désavouée par des figures théologiques zaydites telles que Muhammad Muhammad al-Mansur, Ahmad al-Shâmi, Hammûd Abbas al-Mu'ayyad qui publient un manifeste pour se tenir à distance de cette pensée jugée égarée et étrangère au zaydisme.
Le mouvement culturel et religieux zaydite des Jeunes Croyants, créé par plusieurs fondateurs du parti Hizb al-Haqq, dont Mohammed Azzan, au début des années 1990 pour lutter contre l’influence salafiste dans le nord du pays, sert de caisse de résonance à Hussein. Ils sont 15 000 à suivre des séminaires organisés à Amran, Sa’ada, Mahwit, Hajja et Dhamar. Mais même chez les Jeunes Croyants, ses discours gênent.
Seule une infime partie approuve son idéologie. Au sein du mouvement, Mohammed Azzan est son plus grand adversaire. Ce dernier a écrit beaucoup de littérature sur le zaydisme qu’il souhaite moderniser. Azzan croit dur comme fer que le pouvoir politique n’est pas réservé à l’élite hachémite. Aussi appelés “sayed”, les hachémites sont les descendants (arbre généalogique à l’appui) de la famille du prophète, notamment de Hussein, petit-fils du prophète Muhammad. Pendant la période théocratique de l’imam zaydite du IXe siècle à 1962, ces familles disposaient de droit et d’avantages en natures, du fait de leur statut héréditaire.
Ainsi, Mohammed Azzan croyait bon d’en finir avec ces vieux principes. La base des Jeunes croyants le suit majoritairement.
Hussein al-Houthi soutient lui que seuls les descendants du prophète peuvent gouverner. Il est lui-même un sayed, issu d’un premier mariage de son père Badr al-Deen avec une femme de la confédération tribale Khawlan bin 'Amr, associant le combo "sayed et qabili” (tribale).
Mais Hussein va plus loin encore. Prenant exemple sur la révolution islamique iranienne de 1979 menée par Khomeiny, il martèle que seuls les Hachémites doivent être ceux qui peuvent interpréter le Coran et mener la politique d’un pays, faisant référence au Vilayah e-faqih, principe iranien innovateur accordant exclusivement le pouvoir au clergé religieux. Le khomeinisme est une source d'inspiration pour sa nature révolutionnaire et de sa rhétorique anti-impérialiste seulement.
Hussein et l’influence iranienne
Hussein al-Houthi a étudié en Iran la théologie pendant un laps de temps. Au niveau religieux, il n’est pas rare que le trublion se moque du chiisme iranien duodécimain. Le zaydisme comporte en effet plusieurs différences avec le chiisme dont il est pourtant issu. En effet, les zaydites ne croient pas en une lignée fixe d’imams désignés par Dieu, même s’ils accordent bien une place à Ali et à ses fils comme successeurs. L’imamat (le pouvoir) revient ainsi à tout descendant d’Ali (par Fatima, fille du prophète) qui se lève pour défendre la justice, les opprimés et revendique le pouvoir. Quant aux souverains imams, selon le zaydisme, ils sont des savants pieux et justes, mais pas infaillibles ni dotés de pouvoirs surnaturels.
Hussein n’est donc pas totalement influencée par la révolution iranienne mais les désaccords qu’il entretient avec Azzan sont profonds. Seul Mohammed Badr al-Deen, co-fondateur des Jeunes Croyants, et frère de Hussein, soutient cette idéologie. Ali al-Bukhaity, ancien porte parole des Houthis de 2013 à 2015, m’a avoué que si l’État yéménite avait joué sur ce conflit entre ces deux figures du mouvement des Jeunes Croyants, alors les “Houthis” n’auraient sûrement jamais existé.
Car Hussein al-Houthi gêne pas seulement ses coreligionnaires, mais aussi le gouvernement central qui commence à s’intéresser à ce trublion au début des années 2000. Le petit cercle d’adeptes d’al-Houthi se répand dans les mosquées et des conférences publiques pour déverser les thèses de leur maître à penser.
Des prêches anti-américain et anti-Israël reviennent jusqu’aux oreilles de l’ambassadeur américain d’époque, Edmund J. Hull. Ce dernier met alors le gouvernement yéménite sous pression, menaçant d’un arrêt du colossal financement annuel étasunien contre le terrorisme (en partie détourné) et d’autres aides au développement.
Hussein et le petit cercle gravitant autour de lui ont fait de la cause palestinienne un trait central de leur idéologie naissante. L’antisémitisme se mêle à l’antisionisme.“Il n’arrêtait pas de dénoncer un complot mondial fomenté par les États-Unis et Israël – les “puissances arrogantes” – pour affaiblir la nation islamique. Il pensait que le lobby juif agissait comme le véritable décideur d'ordres mondiaux”, écrit Luca Nevola, spécialiste Moyen-Orient et des Houthis à l'Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED). “Selon l'universitaire Mohammed al-Mahfali, le mot "Juif" fut l'un des plus fréquemment mentionnés dans les discours d’Hussein et ce dernier est principalement accompagné de connotations négatives, faisant référence à "la méchanceté des Juifs", "l'hostilité des Juifs,", "les Juifs sont les ennemis de tous les croyants", etc.” Le slogan plus tard des Houthis : “Dieu est le plus grand, Mort à l'Amérique, Mort à Israël, Malédiction sur les Juifs, Victoire à l'Islam”, portera l’empreinte de l’idéologie de son fondateur. Hussein fustige également l’influence occidentales associée à une conspiration judéo-chrétienne contre l’Islam, constituant une menace pour l’âme de la société yéménite.
Edmund J. Hull qui se plaindra du caractère antisémite des discours de Hussein n’aura cependant pas un mot contre l’impossibilité constitutionnelle des juifs yéménites à être éligibles à une quelconque élection politique au Yémen.
Entre 2003-2004, le président Ali Abdallah Saleh choisit la répression pour neutraliser Hussein. Il l’accuse alors faussement de complots avec l’Iran et le Hezbollah libanais, lui prêtant même l’intention de rétablir un pouvoir religieux zaydite, mettant en péril la République. Des rafles sont organisées chez ses fidèles et la répression d’abord policière prend des tournures militaires à l’encontre des Zaydites, pourtant majoritaires dans le nord. De nombreux yéménites opposés aux discours d’Hussein finissent par le rejoindre après les exactions commises par le pouvoir à leur encontre. Dans son livre “La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain”, l’académicien Samy Dorlian raconte avoir même rencontré des salafistes ayant pris fait et cause pour Hussein et sa bande en raison de la politique répressive de l’État.
Les guerres de Sa’ada
Une première guerre s’ouvre en 2004. Hussein et ses hommes, toujours plus nombreux, ont basculé dans la lutte armée se retranchent dans les hautes montagnes de Sa’ada. Originaire de Houth, village situé dans le gouvernorat de Amran, la famille de Hussein s’est historiquement déplacée à Sa’ada pour enseigner la doctrine zaydite dans les villages. Hussein y est né et connaît bien ces terrains escarpés. Mais la puissance de feu de l’armée nationale yéménite armée par la France, la Russie et les États-Unis finit par triompher. Acculé dans une grotte appelée Jurf Salman, Hussein est fait prisonnier puis et est exécuté par un officier. Il n’est pas clair si le président A.Saleh avait explicitement demandé à ses généraux de l’abattre ou si l’officier en charge ce jour-là avait pris la liberté individuelle de le tuer. Son cadavre fut dissimulé par le pouvoir jusqu’en 2013, enterré dans une cour d’une administration publique quelconque. Après sa mort, ses partisans se font appeler “Houthis” en hommage à leur chef tombé les armes à la main.
Avant sa mort, Hussein avait écrit au président, évoquant un quiproquo : “Tu es notre président, nous n’avons jamais voulu nous rebeller contre ton autorité”. La première phase des guerres de Sa’ada prendra fin ainsi. Le gouvernement croit en avoir fini avec cette insurrection.
Mais en 2005, les rebelles rejettent l’offre de grâce présidentielle. Un nouveau round recommence avant de s’arrêter quelques mois plus tard. Durant cette courte trêve, son demi-frère, Abdul-Malik al-Houthi, lui succédera, ne bousculant pas les préceptes fondamentaux de son aîné. De novembre 2005 à janvier 2006, le conflit reprend de plus belle. Puis entre janvier et mars 2007, les combats éclatent de nouveau avant de s’interrompre en juin de la même année, venant briser l’énième accord de paix obtenu par le Qatar en sa qualité de médiateur. En 2008, la guerre reprendra encore ses droits. Ali al-Bukhaity, l’ancien porte parole des Houthis explique la difficulté de l’armée à défaire les Houthis. “Ils ont commis de trop nombreuses erreurs”. Le déploiement de garnisons dans les petits villages conservateurs zaydites du nord du pays, accompagné souvent de vols de récoles de qat (drogue excitante très consommée dans le pays) ou de biens matériels, accroissent la popularité des renégats houthis. “Si les gens protestaient contre les vols ou les destructions de l’armée, alors ils étaient accusés de soutenir les Houthis et étaient arrêtés”, témoigne-t-il.
Dans le reste du pays, les guerres de Sa’ada ne trouvent pas une grand échos. Elles concernant davantage les régions du nord. Alors quand le Printemps arabe éclate en 2011, peu connaissent la cause houthie. La jeunesse sort dans la rue pour demander plus de droits, plus de services publics et surtout protester contre la corruption du pouvoir. Les Frères musulmans cooptent rapidement l’organisation des mobilisations de protestations. En parallèle, les Houthis veulent gagner en popularité. La même année, ils fondent Ansar Allah (“ partisans de Dieu”). Ce mouvement culturel a pour objectif de leur fournir une façade légitime, les éloignant de leur étiquette de rebelles du nord ou de simples partisans de Hussein al-Houthi.
Une mue politique opportuniste
Ils apparaissent ainsi sur le devant de la scène politique, intégrant à leur mouvement un nombre important de leaders de la société civile. Il leur faut être crédible et surtout attirer aussi de jeunes meneurs du Printemps arabe yéménite. “Ils essayaient d’avoir une image de force modérée, ne revendiquant pas leur foi zaydite, ni leurs écoles religieuses ou encore moins leur lignée hachémite, descendante du prophète Muhammad”, détaille Luca Nevola.
Après plusieurs épisodes sanglants de répression lancée contre les manifestants, Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis plus de 30 ans, est lâché par ses alliés du Golfe. Ces derniers font pression pour qu’il abandonne le pouvoir. Miraculé après une tentative d’assassinat à la bombe, Saleh jette finalement l’éponge, contraint, en février 2012. Son successeur, Abdrabbo Mansour Hadi est issu du même parti que lui, le CGP. L’alternance n’en est pas une. La grogne n’a pas quitté la rue. Sous le gouvernement de Hadi, les Frères musulmans, principaux ennemis des Houthis, gagnent du pouvoir au sein de l’appareil d’État.
Le nouveau président élu (seul candidat pendant l’élection de 2012) ne fait pas l’unanimité dans le pays. En 2014, le cacique issu du sérail accepte de baisser les subventions sur le carburant. Une mesure exigée par le Fonds monétaire international (FMI). La qualité de vie, déjà fortement dégradée, se détériore davantage. Dans un pays où 90 % de la nourriture est importée, le pouvoir d’achat baisse de nouveau, et l’inflation flambe. Les jours précédant le coup d’État et la prise de Sana’a, le gouvernement central est un fruit mûr, prêt à tomber. L’unité de l’armée nationale vole en éclats. Les militaires fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, écartés du pouvoir en 2012, ont rejoint les Houthis, leur donnant l’avantage.
Noura al-Jarwi, 39 ans, ex-présidente du Comité des sports des femmes, se souvient : “C'était calme quand ils sont arrivés à Sana’a. Il y avait un mélange de joie et de peur. On avait vécu pendant presque quatre ans sous le règne des Frères musulmans et cela avait été terrible. Il y avait des attentats tout le temps. Les Houthis nous promettaient des changements et de la sécurité”.
L’entrée en guerre des Saoudiens et la prise du pouvoir
Les conquêtes militaires des Houthis sont impressionnantes. Le nord est conquis et Aden, tout au sud, est en passe d’être envahie. En cavale, le gouvernement central lance un appel d’urgence à ses alliées saoudiens et émiratis. Les Saoudiens déclenchent “Tempête décisive” en mars 2015. Avec leur allié émirati, ils réussissent à repousser les Houthis de Aden un peu plus au nord.
Mais l'opération s'illustre par l'imprécision de ses bombardements. Le coup de ballet au sein du palais fomenté par Mohammed ben Salmane a complètement remis à zéro la compréhension du Yémen par les Saoudiens. L’ancien ministre de l’Intérieur Mohammed ben Nayef, fin connaisseur du Yémen, n’a plus la main. Alors les Saoudiens improvisent. Les renseignement qu’on leur transmet à Sana’a sont parfois ceux de Yéménites seulement épris de vengeance vis-à-vis d’un proche ou d’un voisin trop bruyant. Leurs bombardements échouent à éliminer le commandement Houthis et font de nombreuses pertes civiles. Cela soude la population autour de ces nouveaux maitres du nord du pays.
Néanmoins, beaucoup ne sont pas dupes. Ils ont vu les propriétés d’hommes d’affaires, de membres du gouvernement central ou d’opposants, pillées ou détruites par les “libérateurs”. “De nombreuses personnalités politiques et des affaires, dont le fils du président Mansour Hadi, m’ont appelé à l’aide parce que mon propre groupe pillait leurs demeures comme une mafia”, se souvient Ali al-Bukhaity, le porte parole des Houthis de l’époque. Ali va alors confronter le chef Abdul-Malik al-Houthi pour qu’il fasse cesser cela. Mais les pillages, notamment des stocks d’armes, continuent. “En entrant à Sana’a, ils ont renié tous les idéaux populaires qu’on avait portés. C’était selon eux une victoire accordée par Dieu. Ils n’avaient que ça à la bouche. J’ai claqué la porte à ce moment-là”.
“Les Houthis se sont retrouvés à tenir des territoires où leur occupation était parfois contre-nature, avec des moyens humains limités. En quelques années, ils se sont tournés vers un système totalitaire et répressif”, explique François Frison-Roche, du CNRS.
Pour s'implanter, le mouvement fait alliance avec son ennemi de toujours… le président déchu Ali Abdallah Saleh, de retour aux manettes. Les Houthis s'appuient sur le tissu associatif et politique de son parti, le Congrès général du peuple (CGP), à l'ancrage profond et historique. Chaque municipalité, chaque bureau de quartier devient une officine de surveillance où Houthis et CGP cohabitent. Les Houthis positionnent des musharaf (superviseurs) dans toutes les sphères de l'État, censés faire remonter des renseignements au ministère de l'Intérieur. “Il y a un musharaf dans tous les ministères, gouvernorats, municipalités, banques, bureaux de poste… Ils dirigent des groupes d'espions et de voyous qu'ils peuvent envoyer pour menacer des individus”, commente Fernando Carvajal, ancien membre du groupe d'experts du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Yémen.
À mesure que la guerre s'intensifie, les Houthis renforcent leurs liens avec un puissant parrain étranger, l'Iran : “Nous avons des preuves que Téhéran a fourni des entraînements théoriques aux Houthis”, souligne Luca Nevola. L'Iran leur aurait dispensé des techniques de maintien de l'ordre et de sécurité intérieure, mais pas “envoyé d'armes en quantité significative”.
Ali al-Bukhaity a une bonne connaissance du lien entre les Houthis et l’Iran. En 2014, l’une de ses dernières missions de représentant fut d'acter le rapprochement avec Téhéran. Selon lui, la guerre que mène actuellement son ancienne famille contre Israël n’est pas commandée par l’Iran. “Les attaques sur Israël aujourd’hui visent surtout à asseoir l’identité du groupe et légitimiser son slogan “Mort à l'Amérique, Mort à Israël, Malédiction sur les Juifs, Victoire à l'Islam”. Ils ont toujours eu les juifs dans le viseur. Les Houthis avaient notamment expulsé de Sa’ada une communauté juive appelée al-Salam”, se rappelle-t-il. “J’ai rencontré des membres du cabinet de Ali Khamenei et des affaires étrangères. J’ai même prié à quelques mètres de lui. Via le Hezbollah et Hassan Irloo, l'ambassadeur iranien auprès des Houthis à Sana’a, ils ont commencé à alimenter le groupe en missiles, drones et fonds dès 2015. Mais je peux vous dire qu’en Iran, il y avait des désaccords entre le cabinet du guide suprême et les Pasdarans qui influencaient sur nos opérations militaires. Les représentants du guide s’en plaignaient.”
Entre 2015 et 2018, Arabie saoudite s’est isolée diplomatiquement, les bombardements aveugles sur le Yémen cessent et Riyad s’investit moins dans le conflit. Khalid bin Salman, jeune ministre de la Défense, reprend la main sur le dossier, tranchant avec l’approche frontale et le désir d’imposer un mandat saoudien de MBS. Sous son impulsion, l’Arabie saoudite adopte une approche plus médiatrice dans un pays où les forces anti-houthis sont de plus en plus éclatées et opposées. Les Émirats arabes unis soutiennent un groupe séparatiste du sud qui réclame violemment l’indépendance et affronte même son propre gouvernement déjà affaibli. Riyad sait alors que ses mois au Yémen sont comptés. D’autant plus que son intervention déstabilisatrice ne va pas de pair avec le plan Vision 2030 du prince héritier, qui entend attirer dans le royaume saoudien les investisseurs étrangers dans les domaines du tourisme et de la haute technologie. Par ailleurs, un accord de paix obtenu par la Chine en 2022 entre Riyad et Téhéran a scellé un arrêt net du conflit entre Saoudiens et Houthis. Même si plusieurs négociations similaires ont eu lieu entre les deux acteurs et n’ont rien donné officiellement la même année, les hostilités n’ont pas repris.
Lors des bombardements américains intensifs de mars à mai de cette année, les Saoudiens ont plusieurs fois rejeté catégoriquement toute éventualité de reprise des hostilités au Yémen ou d’un soutien d’une offensive du gouvernement yéménite contre les Houthis.
Les rebelles zaydites administrent ainsi tout le nord du Yémen depuis maintenant onze ans. Comment ? Nous le verrons dans l’épisode 2.